By D. R. Gayton
Certaines des plus profondes réflexions qui ont surgi après la défaite du régime nazi à la fin de la seconde guerre mondiale ont tenté de comprendre comment ce régime est arrivé au pouvoir et quel rôle les citoyens des pays occupés ont joué pour le perpétuer. Publiée trois ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la pièce L’État de siège d’Albert Camus a cherché à répondre précisément à ces questions. Utilisant l’idée de la peste comme une allégorie pour raconter l’histoire de l’occupation nazie en France, la pièce se déroule dans un Cadix imaginaire lors d’une épidémie ravageuse. En incarnant l’idée de la peste dans le personnage d’un dictateur, la pièce montre non seulement comment La Peste prend le pouvoir politique, mais aussi, comment à travers une série de lois draconiennes, La Peste et son régime ont cherché à réduire au silence la population de Cadix pour maintenir le pouvoir politique. De cette manière L’État de siège dépeint comment un régime fasciste et totalitaire utilise la loi pour réduire ses citoyens au silence et les forcer à accepter les plus grandes injustices en échange de la préservation de leur propre vie.
À partir du moment où La Peste prend le contrôle de la ville de Cadix, elle commence à imposer son régime en créant des décrets ou des ordonnances qui enfreignent les droits civils de la population. La première ordonnance que La Peste fait déclare que toutes les maisons des personnes infectées par la peste doivent être marquées par une étoile noire; la seconde ordonnance, limite toutes les denrées aux individus qui peuvent fournir une preuve de loyauté au nouveau régime; la troisième impose un couvre-feu sur la ville; tandis que la quatrième, interdit l’aide à ceux qui étaient contaminés par la peste (Camus 222-4). Prises ensemble, ces quatre ordonnances démontrent comment le nouveau régime tente d’éliminer la vie civique et privée des citoyens de Cadix en les divisant en partis, en groupes: les malades, les bien portants, les loyaux, et les suspects. En promettant un traitement préférentiel aux individus sains qui se conforment à de telles ordonnances, tout en les encourageant en même temps à dénoncer et à refuser l’aide aux malades, le regime crée une atmosphère qui demande de l’individu de placer son bien-être au-dessus du bien-être des autres. C’est une attitude qui place l’intérêt personnel au cœur de la volonté et ainsi empêche la possibilité de créer un système de coopération civique. Pour souligner à la fois l’absurdité de ce type d’ordonnances et pour accentuer leur intention de diviser les citoyens, la cinquième ordonnance ordonne à “chacun des habitants de garder constamment dans la bouche un tampon imbibé de vinaigre” (227). Par conséquent, en réduisant les citoyens au silence de cette façon, la Peste peut contrôler la ville de Cadix sans aucune critique, et donc, sans résistance.
Ce silence que La Peste impose sur la ville de Cadix est l’une des méthodes par lesquelles il est capable d’exercer le pouvoir. En forçant les citoyens à porter un tampon dans la bouche, La Peste fait taire toute critique et ainsi fait disparaître la possibilité d’une rébellion populaire contre son régime. Au-delà de l’imposition physique de tampons et de bâillons, cependant, La Peste et son régime sont surtout capables de faire taire efficacement les citoyens de Cadix à travers la crainte des répercussions qui peuvent résulter d’une violation de la loi. En effet, en ordonnant que toute personne qui ne se conforme pas aux nouveaux décrets soit punie “des rigueurs de la loi,” La Peste et son régime font craindre à chaque citoyen pour sa propre sécurité, pour sa propre vie. Donc, s’ils acceptent les lois qui restreignent leur liberté d’association et au même temps les empêche de fournir de l’assistance aux malades (même se les malades sont des parents), c’est principalement par crainte des punitions qui pourraient résulter d’enfreindre la lois. Que les lois soient injustes et absurdes est rendu parfaitement clair au début du deuxième acte par la demande du régime que tout individu à Cadix lui fournisse un “Certificat d’existence” qui ne peut être obtenu qu’en obtenant d’abord un “Certificat” de santé” qui à son tour ne peut être donnée qu’en fournissant un “Certificat d’existence” (232-6). C’est une exigence impossible à satisfaire. Et pour cette raison c’est une exigence qui, comme toutes les ordonnances, est destinée à affaiblir, à épuiser et à maintenir l’individu dans un état d’incertitude perpétuelle; c’est-à-dire, dans la peur.
Par conséquent, quand Diego (l’un des premiers personnages principaux à défier sérieusement le régime), se tourne vers Le Chœur, qui agit dans la pièce comme le peuple de Cadix, et lui demande pourquoi il est muet, il n’est pas surprenant que sa réponse unifiée soit “nous avons peur!” (248). Cette peur du Chœur est tellement enracinée qu’elle persiste même après que le ciel commence à s’éclairer symboliquement au début du troisième acte, et Diego commence à les encourager à ne pas avoir peur (275). Répondant à ces mots encourageants en déclarant qu’il a si peu et qu’il craigne “tout perdre avec la vie,” en résistant la loi, Le Choeur montre clairement comment les citoyens de Cadix sont prêts à rester passifs et à tolérer la certitude de leur misère actuelle sous le régime de La Peste plutôt que de risquer de tout perdre par une tentative de révolte (276). Ce faux raisonnement est souligné par Diego quand il répond au Choeur en déclarant qu’il va perdre ses olives, son pain, et sa vie s’il laisse “les choses aller comme elles sont!” (276). Car, non seulement La Peste et son régime les ont-ils déjà privé de leur vie privée, mais sachant que c’est dans la nature de La Peste de tuer, Diego est ici en train de signaler leur mort imminente.
Cette incapacité des citoyens de Cadix à agir, c’est-à-dire à réagir, à se revolter contre les injustices que le régime de La Peste leur a imposé, est la plus effrayante dans le rôle du Juge. Accusé par sa fille de refuser par peur d’aider ceux qui portent la marque de la peste, Le Judge démontre comment les fonctionnaires qui ont la responsabilité d’exécuter la loi se cachent derrière un légalisme corrompue (contraire à l’éthique) pour se servir ses propres intérêts. Car, bien que Le Juge déclare à maintes reprises qu’il est un serviteur de la loi et qu’il a la loi à ses côtés, le discours accusatoire que sa femme livre démontre l’hypocrisie et l’immoralité derrière les paroles du Juge. Evoquant le passé en demandant à son mari, “avais-tu la loi de ton coté quand tu es en excuse … et quand tu as triché pour échapper à la conscription …,” La Femme expose Le Juge comme un lâche qui n’hésite pas à enfreindre la loi ou les codes d’honneur par crainte de sa sécurité personnelle (255). Considérant cet aspect du passé et de la personnalité du Juge, l’affreuse posture légaliste qu’il prend lorsqu’il dit, “si le crime devient la loi, il cesse d’être crime,” devient par conséquent creuse, banale, absurde et complément contraire à l’éthique ( 251).
De cette manière, après avoir démontré la criminalité oppressive des lois imposées aux citoyens de Cadix et après avoir présenté l’immoralité et la lâcheté de ceux qui ont la responsabilité de d’exécuter ces lois, la soumission silencieuse des citoyens de Cadix aux nouvelles lois devient une sorte de complicité avec le régime de La Peste. De même, en refusant de s’exprimer, en refusant de se revolter par crainte des répercussions et en acceptant ainsi les lois immorales qui leur sont imposées, les citoyens de Cadix deviennent complices non seulement de leur propre oppression, mais aussi de l’oppression de leurs voisins. C’est en vu de cette complicité tacite avec le régime de La Peste que le silence des citoyens de Cadix est considéré dans L’État de siege comme un des éléments qui a permis l’ascension du regime nazi en Europe. Et c’est à lumière de cette complicité tacite avec La Peste que le silence est dénoncé dans L’État de siege.
Bibliographie
Camus, Albert. Théâtre, Récits, Nouvelles. Edited by Roger Quilliot, Gallimard, 1962